Par hasard j ‘ai découvert Cécile Ladjali au moment où elle effectuait une tournée en Israel pour présenter son dernier roman “la nuit est mon jour préfèré”.
En Israel pour la première fois alors que son roman évoque ce pays avec un psychiatre israélien Tom qui est déchiré de toutes parts, son amour pour Roshan la palestinienne qu’il traite, sa mére qui l’a repoussé depuis qu’il était dans son ventre, son malade Steiner qui lui fait des leçons, sans parler des souvenirs sur le “naufrage” Soyouz dont le cosmonaute était en relation avec la sœur jumelle de sa mère. Bref un roman compliqué à l’image du conflit israelo-palestinien. Il faut lire et relire pour en tirer les ficelles et je n’ai pas eu ni le temps (mon livre digital est automatiquement repris après 20 jours), ni la patience.
Par contre le coté idées/philosophique est trés riche, n’oublions pas que l’auteur est avant tout une linguiste: les fous, le dialogue inter-humain, le message dans l’art, la solitude (du psychiatre ou de l’homme en général), l’intrusion du smartphone, la cacophonie genérale qui symbolise la dechéance et la chute de l’Occident, la bonté, la colere et la vengeance, bref les choses de la vie et chapeau à Cecile Ladjali qui a su mettre en evidences ces multiplicités chez l’homme.
J’en retiendrais surtout sa remarque sur le mot visage et le mot vie
Le mot visage (פָּנִים) en hébreu est toujours au pluriel. Il en va de même pour le mot vie (חַיִי.). Il y a toujours plusieurs visages et plusieurs vies
C’est vrai, en français on parle d’un visage ou d’une vie, mais ces expressions sont multi-dimensionnelles en hébreu, nous avons tous plusieurs visages et plusieurs vies selon les expressions et les temps.
Chez Tom il y avait la vie uterine, la vie après la naissance et aussi la vie apres la mort, la preuve est l’influence de sa defunte tante sur le climat entre sa mère et lui-même.
Et voici un aperçu de ces choses de la vie…..
P24/ Les fous aussi entendent mieux que nous. Ils devinent ce qui se cache derrière les mots, sous la syntaxe. Ils débusquent dans un timbre de voix la note suspecte, celle qui révèle la vérité de l’ensemble. L’ensemble en question, c’est le grand mensonge verbeux que nous tricotons chaque jour pour nous tenir chaud. L’humanité en bonne santé ment et se ment
P48/ Et comment sont-ils, tous les autres ?
— Ils font mine d’écouter les voix, mais ils ne les entendent pas.
— Ils ne les comprennent pas, c’est cela ?
— Non.
— Et pourquoi sont-ils incapables de comprendre ce qu’on leur raconte, monsieur Steiner ?
— Il y a plein de raisons à cela. La première est que chacun est centré sur son nombril, sur ses petites préoccupations intimes, au point qu’il ne reste plus de place pour personne. Et il y a d’autres raisons : la fatigue que génère l’empathie, la peur de rencontrer son voisin, le dégoût de la différence, le renoncement au voyage.
P48/ car l’art a engagé un dialogue entre nous. Et je suis triste car je pense qu’il n’y a que les œuvres d’art, les films, les livres, les tableaux ou la musique qui pénètrent vraiment nos consciences et nous somment d’être en mesure d’entendre ce que l’autre nous raconte
P61/ Car je suis convaincu d’une chose : c’est la certitude qui rend fou. Je lui préfère le doute. Vouloir connaître la vérité, c’est avoir de l’appétit pour le crime. C’est prendre le risque de perdre la raison. Ce qu’a vu Hamlet, la vérité qu’a vue Hamlet – le spectre – le promène au bord de la folie. Hamlet est paralysé car la vérité que lui donne à voir le fantôme de son père est trop forte.
…. Or, il y a fort à parier que c’est dans ce doute que se situe la vérité.
On est seul : dans l’infini du ventre, de la mer, ou du ciel. On est seul et on ne sait rien. Alors pourquoi ne pas préférer l’ignorance à la certitude
Or la volonté de faiblesse n’est-elle pas belle, elle aussi ? Cette faiblesse est notre doute. Et notre doute est notre condition d’existence. Le doute n’est pas un contenu de savoir, il ne nous offre aucun confort, aucune assise, mais il est le ferment de notre humanité. La conscience que nous avons de la cécité et de la surdité qui nous définissent nous oblige à dépasser les contours perceptibles des corps et des voix. Elle nous contraint à aller chercher au-delà de ce que notre être faillible se borne à percevoir. Borgnes ou culs-de-jatte, nous avançons dans une forêt de signaux ténus et il nous faut être sensibles aux vibrations. C’est ainsi que nous devenons des prophètes
P65/ il n’était pas normal que les médias occupent davantage le terrain que les scientifiques dans ce genre de situation. C’était pourtant ce qui se passait. C’est d’ailleurs ce qui se passe toujours.
Pour Duras, cette victoire du contingent sur l’essentiel, de la vulgarité sur l’intelligence devenait la traduction d’un renoncement entretenant un rapport avec le suicide de nos civilisations dites avancées. La cacophonie générale ressemblait à la chronique d’une mort annoncée : la nôtre
P88/ . L’accès à la conscience d’une vérité, quand elle se fait par la parole, peut avoir ce goût amer que le silence contribuait à adoucir. À quoi bon dire l’amer ? Il faut sans doute lui préférer l’aigre-doux du non-dit dans certaines situations. Je crois aussi qu’il y a parfois plus de courage à se taire qu’à formuler les choses
P97/ je lui ai demandé pourquoi elle me trouvait intelligent – Parce que vous doutez de tout
P107/ Le monde de ma mère tient dans le rectangle d’un iPhone. Le monde entier, d’ailleurs, s’inscrit dans le cadre d’un téléphone portable. On dialogue avec soi-même. On ne vise que notre centre. Plus de marge, plus d’arrière-plan, plus de perspective. Tout est plat. Tout est pauvre. Ne reste une place que pour notre figure défigurée par le zoom, que pour notre visage trafiqué par l’option modifier : plus de sépia, plus de lumière, plus d’ombres, plus de couleurs. Plus, plus, plus. Tout est faux, parce que nous sommes seuls sans les autres et que cet effacement nous place en dehors de la réalité
Nous construisons notre monde à la faveur de ce grossissement de l’ego et au détriment d’autrui
P108/ Je pense que cela est dû au fait qu’à la seconde où des visages apparaissent dans le cadre immatériel de l’ordinateur, nous ne sommes plus en présence de l’humain mais de son reflet trompeur
P139/ je comprends qu’on accède à la bonté auprès d’une présence qui nous permet de nous décentrer. La joie doit être communiquée. Et inversement : je crois qu’éprouver de la joie au détriment des autres, c’est faire le mal. Quand je suis triste, je suis méchant. Je suis un être amoindri et je nie mon semblable. Je dois me déployer vers lui. Je dois m’accroître en action et en pensée vers cet autre qui me donnera du bonheur
P141/ Ignorer notre colère et échanger avec la personne qui nous contrarie : voilà la tactique`
P155/ Je me dis souvent que l’art est la mise en œuvre d’un remplacement et qu’il manque toujours quelque chose à l’artiste
Créer est une lutte contre le désespoir
P169/ Être juif, c’est lire un crayon à la main. Pas pour acquiescer, mais pour remettre en question. Il faut admettre qu’on ne sait rien et qu’on se noie
P187/ La colère peut faire preuve de clémence, si on parvient à l’émouvoir. La vengeance, jamais. Elle est un torrent de boue qui dévale un flanc de montagne après l’orage et qu’on ne freine pas
Car la vengeance est sœur de la colère et par nature, la colère se trompe d’objet. Elle vise à côté. Aucun raisonnement là-dedans. Une illusion. Un délire de puissance. C’est tout
P205/ Parce que la nuit, quand on ne trouve pas le sommeil, qu’on se repasse le film de la journée, que l’on fait la liste de chaque manquement, crispation, imperfection de nos vies, on admet que la mécanique est grippée et qu’il est nécessaire de prendre une décision radicale. La nuit, on construit un discours imparable, orné d’arguments puissants, de théories cruelles, toutes destinées à faire tomber l’édifice de certitude chez l’autre, à fissurer la digue de sa mauvaise foi, afin que s’y engouffre l’eau, l’océan entier de notre détermination à prendre le dessus, à noyer une conscience chérie mais devenue trop présente
Nous sommes tous enfermés. Roshan chez moi. Steiner dans sa cave et aujourd’hui dans je ne sais quel purgatoire. Phil dans sa navette. Hannah dans son coma. Moi dans le ventre de Meredith. Les Palestiniens dans la bande de Gaza. Les Israéliens dans leur paranoïa. Ma mère et Simon dans leurs remords